Rendre la justice avant procès plus humaine

Donate to WPB

Read this page in English, Portuguese, Spanish


Jago Russell est directeur exécutif de l’organisation de défense des droits humains Fair Trials. Avant de rejoindre Fair Trials, il a travaillé comme spécialiste des questions politiques auprès de l’organisation caritative Liberty et comme juriste auprès du Parlement britannique. Avocat, il est auteur de nombreux ouvrages et a donné de multiples conférences sur des questions de justice et de droits humains. Jago explore les conséquences de la justice avant procès.

Lorsqu’une personne est placée en détention provisoire, elle a plus de risques d’être déclarée coupable, plus de risques de plaider coupable[1] et de risques d’être condamnée à de la prison, avec une peine statistiquement plus longue. Dès lors, la décision de recourir ou non à la détention provisoire est un choix qui peut modifier le cours d’une vie. Et pourtant, la manière dont ces décisions sont prises témoignent bien souvent d’un mépris pour l’existence humaine. Chaque réforme guidée par la recherche d’efficacité, chaque système judiciaire sous-doté et engorgé rend la machine à incarcérer encore plus gourmande ; et voilà les accusés réduits à des unités désincarnées à traiter, des catégories abstraites et des risques à évaluer.

De l’importance d’une défense acharnée

Il n’est pas surprenant qu’une meilleure représentation juridique intervenant plus tôt dans la procédure ait un effet considérable. Après tout, les avocats connaissent le système de l’intérieur et sont là pour défendre les intérêts de leur client. La présence d’un avocat lors des audiences de remises en liberté font baisser de 20 à 30 % le maintien en détention, selon des recherches menées à New York. Si l’accusé est assisté plus tôt encore, la machine judiciaire peut être interrompue avant même s’être mise en branle. L’action First Defense (une initiative citoyenne menée à Chicago) visant à favoriser l’accès à un avocat dès la garde à vue permet de réduire de façon significative la durée d’incarcération, selon l’étude qui en résulte.

Le recours à une défense dite “holistique“ est également riche d’enseignements. Cette approche multidisciplinaire axée sur l’individu accusé permet à l'avocat de mieux comprendre son client et ses besoins, ce qui augmente de près de 9 % la probabilité de comparaître libre.  La défense dite participative aide également l’avocat à appréhender la personne qu’il représente  de façon plus complète, dans toute la complexité de l’humain. L’avocat est alors en contact avec les familles et les proches, qui l’aident à sortir de ses schémas traditionnels. Mais même sans ces approches novatrices, beaucoup peut être fait pour améliorer la défense en vue du maintien en liberté avant comparution. Nos propres recherches le montrent : les avocats sont peu présents aux audiences préalables au placement en détention, exercice souvent mal rémunéré et perçu comme moins prestigieux qu’un procès ; lorsqu’ils s‘y présentent, leur plaidoirie s’avère au mieux passive, sinon inexistante.

Une défense acharnée est peut-être le meilleur moyen de renverser des cultures judiciaires intégralement programmées pour enfermer. Aux États-Unis, des procureurs élus et progressistes soutiennent ardemment la réforme de la justice avant procès. Il est toutefois compliqué de transposer ce type de pratiques dans des systèmes où magistrats et procureurs sont des professionnels faisant carrière. Dans ce type de système, les principes d’indépendance de la justice et d’impartialité des juges, farouchement revendiqués, rendent quasiment impossible toute discussion. Ces cultures profondément enracinées peuvent aller jusqu’à déterminer la manière dont magistrats et procureurs travaillent au jour le jour.

Bousculer les mentalités

Dans de nombreux pays, les journées au tribunal sont façonnées par des exigences d’efficacité. Elles se sont ainsi rendues aveugles au colossal coût humain que représente le recours à la détention provisoire. Une étude démontre ainsi que les tribunaux se prononcent en faveur du maintien en détention, en Angleterre et au pays de Galles, en moins de cinq minutes. Le rapport d’ICPR sur la détention provisoire montre qu’en Inde, “les magistrats sont débordés au point de ne pas pouvoir se pencher sur les faits ou sur la personne qui comparaît, et posent à peine les yeux sur l’accusé” ; en Afrique du Sud, le tribunal “n’a pas le temps d’appliquer la loi… il cherche à écluser les cas le plus rapidement possible”.

Il faut également examiner l’influence de facteurs extérieurs sur la volonté des magistrats de remettre ou non en liberté un prévenu : couverture médiatique pressant la justice à faire preuve de sévérité, juges amenés à rendre des décisions à la chaîne… Une étude souvent citée et conduite en Israël a montré  que les magistrats sont plus enclins à rendre une décision favorable à l’accusé si celui-ci se présente à l’audience juste après une pause déjeuner.

Les réformes de la détention provisoire sont souvent abordées par le prisme du changement juridique, plutôt que culturel ou systémique. Elles suggèrent souvent des audiences extrajudiciaires de contrôle ou la réduction des motifs de placement en détention. Bien qu’importantes, ces réformes ne touchent pas le cœur du problème.

Mettre en place des audiences supplémentaires peut très bien devenir un nouveau processus au cours duquel les magistrats avalisent des ordres d’incarcération courus d’avance. Une définition plus étroite des motifs de placement en détention peut se muer en un nouveau vocable justifiant l’incarcération pour des raisons officieuses toujours identiques : “de toute façon, il est sans doute coupable”, “je n’ai pas le courage de prendre la décision de libérer un accusé avec ce profil”. Aucune réforme juridique ne changera ce genre d’état d’esprit tant que les décideurs resteront insensibles au coût humain de la détention provisoire.

La tendance générale à la régression que poursuit la justice rend encore plus difficile l’humanisation des décisions de placement en détention provisoire. Ainsi, pour répondre à l’iniquité de la libération sous caution, de nombreuses juridictions des États-Unis ont mis en place des outils d’évaluation des risques, des modèles mathématiques permettant de répartir les individus entre différents profils de risques. Conçus pour fournir une assise scientifique aux décisions des magistrats, ils aggravent en réalité les inégalités en s’appuyant sur des données qui sont d’ores et déjà façonnées par le racisme structurel et des inégalités institutionnalisées. Je crains, si nous ne tirons pas les leçons de cette expérience états-unienne, l’arrivée sur le marché de nouveaux algorithmes d’évaluation des risques présentés comme autant de ”solutions“ technologiques à la détention provisoire.

Au premier plan, au centre : l’humain

La pandémie de Covid-19 a présenté de nouveaux défis à la justice avant procès. Malgré les efforts d'ONG comme Fair Trials[2], les prévenus ont rarement été inclus dans les plans de remise en liberté destinés à réduire la surpopulation carcérale et le risque de contagion. Au contraire, leur nombre semble même augmenter. Près d’un tiers des prévenus en Angleterre et au pays de Galles ont été, fin 2020, maintenus en détention pour une durée excédant la limite légale. La fréquence des audiences de placement en détention par visioconférence et par téléphone a augmenté, et menace de devenir la norme, au vu de l’attrait des solutions technologiques qui permettent de gagner en efficacité. À quel point est-il plus compliqué de garder à l’esprit l’humanité d’un accusé s’il comparaît sur Zoom plutôt qu’en chair et en os ? Ce n’est pas pour rien que ces audiences découlent des garanties que présentait l’“Habeas corpus” (littéralement, “que le corps ” [du détenu soit amené devant nous]). Des études britanniques[3] montrent que les auditions à distance sont susceptibles de porter préjudice aux droits de la défense de bénéficier d’une véritable assistance juridique et de prendre effectivement part à l’audience. Il en résulte le prononcé disproportionné de peines privatives de liberté.

Les êtres humains, leur avenir et leurs libertés qui se jouent doivent constituer la grille de lecture de nos systèmes judiciaires. Au premier, au centre : l’humain. Comme bien souvent dans le champ des réformes pénales, il n’existe pas de réponse simple. Celle-ci s’orientera souvent, en définitive vers le besoin d’ajuster le système judiciaire de façon à lui accorder le temps et les ressources nécessaires pour rendre justice. Voilà quelle devrait être la focale des velléités de réforme juridique : empêcher le recours à la détention provisoire lorsque la sanction encourue peut être une courte peine de prison ; ou, encore mieux, rester en dehors du système pénitentiaire (voir à ce sujet la campagne africaine pour décriminaliser des infractions dites mineures).
Si nous ne parvenons pas à réhumaniser la justice avant procès, nos systèmes juridiques continueront d'avilir, d’incarcérer et de discriminer des millions de personnes qui n’ont rien à faire en prison.

 

[1] Lorsque le système judiciaire est ainsi conçu.

[2] Voir notamment ce guide.